• Bruce Spring­steen : un lourd héri­tage fami­lial explique sa dépres­sion

    Bruce Spring­steen : un lourd héri­tage fami­lial explique sa dépres­sion

    Un fier à bras, une machine à remplir les salles ? Pas seule­ment. Au fil de son auto­bio­gra­phies, le patron incon­testé du rock améri­cain se révèle en homme fragile.

    Doug Spring­steen est assis, seul, dans sa cuisine. La lumière est éteinte, la nuit est déjà bien avan­cée. Sur la table, les bières – vides – s’amon­cellent, le cendrier déborde depuis long­temps. Ses jour­nées à l’usine ou au volant de son taxi ? Sans inté­rêt. Dans ce pate­lin du New Jersey en cette fin des années soixante, les jours se suivent et se ressemblent. Il entend un bruit, son fils Bruce est de retour de virée. A peine ce dernier a-t-il mis un pas dans la modeste maison que l’en­gueu­lade éclate, violente, orageuse. Bruce, qui n’est pas encore The Boss, a l’ha­bi­tude. Il sait que son père va une nouvelle fois lui repro­cher sa dégaine de margi­nal, ses cheveux longs, son peu d’ap­pé­tit pour les études ou encore celui, plus prononcé, pour le rock et les filles. Le père et le fils s’aboient dessus, sont à deux doigts d’en venir aux mains. Aler­tée, Adele, la mère, inter­vient, en pleurs. Une nouvelle fois, c’en est trop : Bruce quitte en hurlant la maison par la porte de derrière, tente de mettre le plus de distance possible entre lui et ce pater­nel qui ne connaît que deux modes d’ex­pres­sion : le silence ou la colère.

    Sur scène, entre deux morceaux lors de ses concerts fleuves, Bruce a souvent raconté ce Spring­steen-là. Un adoles­cent intro­verti et complexé, en conflit perma­nent avec son père et qui, déjà, grat­tait la guitare et noir­cis­sait à longueur de temps des cahiers de textes. Un homme et un artiste aux contours peu connus sous nos contrées que l’on retrou­vera au fil de son auto­bio­gra­phie inti­tu­lée Born To Run, en librai­ries le 27 septembre et accom­pa­gnée d’une compi­la­tion*. Dans cet ouvrage dont quelques extraits ont été récem­ment dévoi­lés par Vanity Fair, le rockeur revient longue­ment sur ses rela­tions explosives avec ce père, qui font partie inté­grante de son proces­sus créa­tif. « Il en a même fait des chan­sons », précise le jour­na­liste Serge Kaganski. Parmi elles, le cofon­da­teur des Inro­ckup­tibles – et fan assumé du Boss – pointe Inde­pen­dance Day, l’his­toire d’un fils qui quitte sa famille le jour de l’In­dé­pen­dance améri­caine et Factory, celle d’un ouvrier à la vie mono­tone. Et surtout la chan­son Adam Raised a Cain, qui conte une malé­dic­tion trans­mise de père en fils.

    Une chan­son en forme d’in­dice, de jeu de piste vers un lourd secret de famille désor­mais dévoilé. Si Bruce Spring­steen a souvent convenu lors d’in­ter­views qu’il souf­frait de dépres­sion profonde, il révèle dans son auto­bio­gra­phie qu’il a hérité cette psyché cabos­sée de la famille de son père. Une tribu avec la folie dans le sang où l'on compte des para­noïaques et des agoraphobes en pagaille, où l'on croise des tantes qui se tirent les cheveux ou bien qui émettent sans raisons des bruits étranges. Lui-même n’est pas épar­gné, consul­tant des psys depuis le début des années 80, en grand consom­ma­teur d’antidépres­seurs. Pour décrire ces troubles, il utilise une méta­phore auto­mo­bile : "Je me suis toujours figuré la dépres­sion comme une voiture dans laquelle reposent toutes les facettes de ma person­na­lité. De nouvelles facettes peuvent entrer, mais les anciennes ne peuvent pas sortir. Tout dépend, en fait, de celles qui ont les mains sur le volant, et à quel moment. » Il pour­suit : « Où que vous soyez, qui que vous soyez, cette mala­die ne vous quitte jamais. »

    Pour y échap­per, Spring­steen s’est réfu­gié dans la surac­ti­vité, aujourd’­hui encore. Depuis ses débuts en 1974 avec Born to Run, il a sans cesse un nouveau disque sur le feu, tourne sans arrêt, et tient toujours le crachoir, à soixante-six ans passés,plus de quatre heures consé­cu­tives sur scène. « Sans projets, il replonge, remarque Serge Kaganski. Et même sa disco­gra­phie reflète ses hauts et ses bas, en formant une alter­nance de collec­tions d’hymnes aux allures triom­phantes et de ballades pessi­mistes, anti­com­mer­ciales, racon­tant des tranches de vies de lais­sés pour compte de l’Amé­rique. » Ces hymnes taillés pour les stades, les morceaux les plus connus du grand public sont souvent sujets à malen­ten­dus. A l’image de son immense tube Born in The USA sorti en 1984. Souvent perçue sous nos cieux comme une ode à l’im­pé­ria­lisme améri­cain, cette chan­son anti­mi­li­ta­riste raconte en fait le retour trau­ma­ti­sant au pays d’un vété­ran du Viêt Nam. Aux Etats-Unis, Bruce Spring­steen est d’ailleurs consi­déré comme une icône rock de gauche, voire même comme un dange­reux gauchiste par les plus conser­va­teurs. Ici, les méprises à son sujet – bour­rin, patrio­tique… -sont encore vivaces, surtout chez les non-anglo­phones.

    Et les femmes, dans tout ça ? Long­temps, Bruce Spring­steen a vécu comme un loup soli­taire. Il se voyait alors comme le John Wayne de La prison­nière du désert  – un de ses westerns préfé­rés – qui, une fois sa mission accom­plie, repart seul vers son destin. Pas de famille, pas d’at­taches, une vie sur la route guitare en bandou­lière jusqu’à un premier mariage à l’âge de trente-six ans.

    La promise s’ap­pelle alors Julianne Phil­lips, elle est mannequin et affiche onze ans de moins au comp­teur que son bien-aimé. En 1985, Spring­steen est devenu The Boss grâce à Born inThe USA, et les noces se déroulent en grande pompe. Il ne se pose pas pour autant et entame une tour­née sans fin. Il tombe alors amou­reux de la choriste Patti Scialfa. Il divorce et il se marie avec elle quelques années plus tard, en 1991. Le couple a trois enfants : Evan James (1990), Jessica Ray (1991) et Sam Ryan (1994). Spring­steen apprend enfin à poser de temps en temps sa guitare, mais ses vieux démons le guettent. Exemple : à la nais­sance du premier, son père Doug vient lui rendre visite après avoir roulé à tombeau ouvert pendant 400 kilo­mètres. Une fois toutes les bières du frigo descen­dues, il lui déclare : « Tu as été bon pour moi, mais je ne suis pas très bon pour vous.» Un soula­ge­ment à l'époque pour le fils, même si Spring­steen avouera, peiné, que son père ne lui a jamais dit : « Je t'aime. » Défi­ni­ti­ve­ment pas le genre de Doug, qui s’est éteint en 1998, avec toujours l’ai­mante Adele à ses côtés, qui a tenu le choc pendant toutes ces années.

    Tandis qu’il a fêté ses soixante-sept ans le 23 septembre, Bruce Spring­steen, riche à millions, a appris à vivre avec ses névroses, ses psychoses. « Avec Patti, ils ne forment pas un couple fusion­nel, remarque Serge Kaganski. Parfois elle le suit en tour­née, parfois elle reste à la maison. Ils ont su se déta­cher l’un de l’autre. » Même si… la rechute n’est jamais loin. Dans Vanity Fair, Spring­steen raconte : « Parfois, ma femme Patti m’ob­serve comme un train de marchan­dises chargé de nitro­gly­cé­rine sur le point de dérailler. Alors, elle m’em­mène chez le toubib, et lui dit : "Cet homme a besoin d’un cachet !" » En atten­dant la prochaine tour­née, un autre album, comme un éter­nel recom­men­ce­ment afin d’évi­ter, voire de recu­ler, le grand plon­geon.

    * Born to Run, en librai­rie le 27 septembre chez Albin Michel. Sortie de la compi­la­tion Chap­ter & Verse (Colum­bia), le 23 septembre.

    « Brad Pitt : Pas un mauvais père mais un père “à la française”Patri­cia Kaas: « Ces deux dernières années, je ne savais plus trop où j'en étais » »
    Partager via Gmail DeliciousGoogle Bookmarks Blogmarks Pin It

    Tags Tags :
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires

    Vous devez être connecté pour commenter