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Dressé pour tuer : le film invisible durant 25 ans aux Etats-Unis a été sabordé par son studio
Cinéaste de la violence et surtout en colère, Samuel Fuller a laissé une trace indélébile dans le cinéma américain. J'ai vécu l'enfer de Corée, Le Port de la drogue, Le Jugement des flèches, Quarante tueurs, Les Maraudeurs attaquent, l'extraordinaire Shock Corridor, Police spéciale, pour ne citer qu'une poignée de films... Toutes des oeuvres majeures signées dans les années 1950-1960.
Pourtant, sa carrière ralentit nettement dès les années 60. Toujours en porte-à-faux avec les studios hollywoodiens qu'il insupporte avec ses exigences de contrôle et son tempérament, Samuel Fuller cumule les projets abandonnés faute de producteurs. Boudé dans son pays, il fera même l'acteur sous les traits de personnages secondaires sous la houlette de jeunes réalisateurs qui l’admirent, dont Jean-Luc Godard (Pierrot le Fou), Dennis Hopper (The Last Movie) ou Steven Spielberg (1941).
En 1980, son remarquable film de guerre Au-delà de la gloire, présenté d'ailleurs en compétition officielle au Festival de Cannes et largement nourri de sa propre expérience vécue durant la Seconde Guerre mondiale, sera un échec commercial. Deux ans plus tard, Fuller signe ce qui sera son ultime film américain, avant de s'exiler en France où il terminera ses jours : Dressé pour tuer.
Adapté d'un roman de Romain Gary, datant de 1970 et intitulé Chien Blanc, le récit est basé sur une histoire vécue par l'auteur. Alors qu'elle vivait à Hollywood avec son mari, l'écrivain Romain Gary, l'actrice Jean Seberg, engagée dans la lutte pour les droits civiques, ramena à son domicile un chien blanc trouvé dans la rue. Si de prime abord l'animal lui semblait docile, au fil du temps, il s'est montré agressif envers les Noirs. Le couple a donc entrepris de rééduquer le chien.
"Gary avait écrit une histoire métaphorique sur lui-même et son épouse, le problème des Noirs aux Etats-Unis, les Black Panthers, Edgar G. Hoover... Le livre, c'était sa vie, ses états d'âme, ses problèmes, son cri à lui. Des soucis qui ne me regardaient pas" confia Fuller. Qui était toutefois très réceptif à la question du racisme et la ségrégation.
Produit par Paramount et développé durant plusieurs années durant les 70's, le projet sera pourtant mis en sommeil, jusqu'à être réactivé peu après le suicide de l'écrivain en décembre 1980. Le studio caresse alors l'idée de confier les manettes à Tony Scott, qui serait, dit-on, capable d'en faire un Jaws with Paws; un dent de la mer sur pattes...
Samuel Fuller héritera finalement du projet, mais tout sera fait dans l'urgence absolue. Il n'aura que trois semaines pour réécrire le scénario avec un encore novice Curtis Hanson, le futur réalisateur de L.A. Confidential. Pourquoi une telle précipitation ? Une grève des scénaristes justement, censée débuter en avril 1981. Fuller n'aura que 42 jours pour mettre en boîte son film, pas un de plus. Un délais ultra serré, parce qu'une autre grève, cette fois-ci des réalisateurs, menace...
La sortie de Dressé pour tuer fut un calvaire pour Fuller. Malgré son message à caractère anti-raciste, le film a été vivement critiqué par des associations et mouvements de lutte pour les droits civiques, comme la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Cette dernière fut d'ailleurs invitée sur le tournage pour anticiper et éventuellement rectifier les "aspects potentiellement racistes du film", à l'initiative de la Paramount, déjà inquiète de la réception du film sur un sujet aussi brûlant.
Fuller n'en fut même pas informé. Lorsqu'il l'apprit, il en fut logiquement meurtri. "J'étais sidéré. Pourquoi une organisation aussi prestigieuse que la NAACP ne s'était pas livrée à des recherches et n'avait pas vérifié mes antécédents avant d'envoyer quelqu'un espionner mon travail ?"
Entre rumeurs malveillantes sur le supposé racisme du film alors qu'il en est l'exact inverse, et vives controverses, le film devient, aux yeux du studio, radioactif. Qui décide carrément d'annuler sa sortie sur le territoire américain, alors prévue en juin 1982. Il ne sortira finalement que sur cinq écrans, à Denver, en novembre de la même année. Et encore, pour une seule semaine. C'est dire la violence de la gifle adressée au cinéaste.
Cinq ans plus tard, Fuller expliquera que le studio avait sacrifié son film par peur que le Ku Klux Klan ne provoque des remous autour du film, notamment dans les Etats du Sud. "Si la façon dont Au-delà de la gloire avait été charcuté et avait ébranlé ma résolution à continuer à faire des films à Hollywood, le verrouillage de Dressé pour tuer l'avait complètement détruite. Paramount m'a utilisé en tant que bouc émissaire de manière à remédier à son manque de détermination et de courage".
En 1984, la diffusion d'une version remontée du film, prévue sur la chaîne NBC, sera elle aussi annulée. C'est dire si le sort s'est acharné sur lui. En fait, il faudra attendre 2008 pour que Dressé pour tuer soit vraiment découvert au Etats-Unis, grâce à la parution du DVD sorti chez le prestigieux éditeur Criterion.
Puissamment mis en scène, porté par une sublime partition d'Ennio Morricone, Dressé pour tuer est un film absolument bouleversant, porteur d'une charge émotive à fendre les pierre en deux. Le film testament d'un immense cinéaste. Si vous n'avez jamais vu cette merveille, dont la charge et le propos reste tout à fait d'actualité, vous savez ce qu'il vous reste à faire.
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Tags : Dressé pour tuer, Paramount
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