• Alice Guy, Jacqueline Audry, Hedy Lamarr... Ces femmes de cinéma que l’Histoire a tenté de faire oublier

    Alice Guy, Jacqueline Audry, Hedy Lamarr... Ces femmes de cinéma que l’Histoire a tenté de faire oublier

    Méconnues, oubliées, invisibilisées... Beaucoup de femmes de cinéma auraient pu disparaître de nos mémoires, régulièrement gommées des livres d'Histoire et autres encyclopédies, ignorées des rétrospectives et des hommages. Nous avons choisi de parler de trois d'entre elles, trois femmes qui ont laissé leur empreinte de manière incontestable dans l'histoire du cinéma et dont le destin et l'oeuvre méritent d'être connus du grand public. Ces héroïnes du grand écran, Alice Guy, Jacqueline Audry et Hedy Lamarr, ont récemment fait l'objet de documentaires et d'ouvrages qui tentent de raviver leur souvenir. Comment, malgré ce qu'elles ont accompli, l'Histoire a-t-elle tenté de les faire oublier ?

    Pionnière parmi les pionniers, Alice Guy (Alice Guy-Blaché à partir de son mariage en 1907) est la première réalisatrice de fiction de l'histoire du cinéma. Son premier film, La Fée aux choux, réalisé en 1896, ne dure qu'une poignée de secondes. D'abord secrétaire de Léon Gaumont, elle se voit rapidement confier la direction d'un service spécialisé dans la réalisation de vues animées de fiction, puis dirige au début des années 1900 plus d'une centaine de phonoscènes, premiers films de cinéma synchronisés à des enregistrements phonographiques. 

    Après son mariage, elle est envoyée par Gaumont aux Etats-Unis pour promouvoir le chronophone et en 1910, pendant sa période américaine, elle devient la première femme à créer une société de production, la Solax Film Co. En 1912, elle et son mari font construire des studios à Fort Lee, dans le New Jersey et, alors qu'Hollywood n'existe pas encore, Solax devient l’une des plus grandes maisons de production américaine. Après son divorce, elle doit vendre le studio et décide de rentrer en Europe. Ni Léon Gaumont ni personne dans le monde du cinéma ne lui réserve l'accueil qu'elle mérite et personne ne veut lui donner de travail : elle ne tournera plus jamais. 

    Les films d'Alice Guy se comptent par centaines et ceux qui ont été retrouvés sont tous d'une richesse phénoménale : elle y aborde des thèmes de société qui lui sont chers, démontant par exemple les clichés sur le désir féminin. Tous témoignent d'une inventivité folle et de qualités exceptionnelles dans la direction d'acteurs. Pourtant, des décennies plus tard, certains livres d'Histoire résument sa carrière en une ligne ou, parfois, évitent carrément de mentionner son existence. 

    "Le fait qu'on l'ait effacée des livres d'Histoire, c'est plus ou moins vrai et cela s'est fait à plusieurs niveaux et différemment selon les époques, précise Véronique Le Bris, journaliste, autrice du livre 50 femmes de cinéma et créatrice du Prix Alice Guy, qui récompense chaque année le meilleur film francophone réalisé ou coréalisé par une femme. Alice Guy avait tout contre elle, pas uniquement le fait d'être une femme. Léon Gaumont, quand elle est revenue des Etats-Unis, n'a pas été très élégant. Puis, Henri Langlois, qui aurait pu changer la donne, n'a pas été séduit par ses films, peut-être parce qu'ils étaient, comme Les Résultats du féminisme, trop critiques pour pouvoir plaire aux commentateurs masculins. L'historien Georges Sadoul, qui ne la portait pas dans son cœur, a beaucoup contribué à effacer son nom et ensuite, tous les historiens se sont référés à lui. Enfin, la mémoire des frères Lumière est très forte en France et trop parler d'Alice Guy aurait certainement diminué la puissance de leur légende."

    En vieillissant, Alice Guy est devenue très attachée à l'idée d'écrire ses mémoires. Comme si, de son vivant, elle savait déjà qu'on essayait de minimiser son importance dans l'histoire du cinéma. "Elle a eu conscience de ça toute sa vie. Elle a commencé à écrire ses mémoires au moment de la Seconde guerre mondiale", indique Véronique Le Bris. "A cette époque, elle a déjà 70 ans. C'est aussi à ce moment que naît son désir de retrouver ses films. Quand elle finit d'écrire son autobiographie, elle sait qu'elle ne trouvera pas d'éditeur avant sa mort et elle ne parviendra finalement à retrouver que trois de ses films."

    Aujourd'hui encore, la description qui est faite de La Fée aux choux dans Le Dictionnaire mondial des films de chez Larousse, dirigé par Bernard Rapp et Jean-Claude Lamy, est assez criante de mépris : "Un des titres les plus connus d'une des nombreuses courtes bandes réalisées entre 1899 et 1905 par la secrétaire de Léon Gaumont", peut-on y lire. Un dédain particulièrement constant dans le courant français. "L'historien Charles Ford, qui lui consacre pourtant tout un chapitre dans son ouvrage Femmes cinéastes ou Le triomphe de la volonté, lui reproche ne pas avoir pensé le fait d'être cinéaste, d'avoir participé au développement du cinéma un peu par hasard, explique Véronique Le Bris. A l'inverse, il fait une apologie totale de Germaine Dulac, qui avait une réflexion très poussée sur la théorie du cinéma."

    On aurait donc voulu, pour lui accorder de l'importance, qu'Alice Guy fût une intellectuelle du cinéma. Soit. Pour autant, et c'est indiscutable, elle a tenu un rôle majeur et décisif dans le développement de l'industrie du cinéma et ce que l'on regrette, avec Véronique Le Bris, "c'est que la Cinémathèque française, dont c'est la mission, ou que Gaumont, qui a tous les films, ne manifestent pas de volonté de remettre son oeuvre en avant. Elle était une pionnière, elle était extrêmement puissante à l'époque, il paraît donc indispensable qu'elle reste dans les mémoires, et la qualité de ses films, qui abordent des sujets de société très forts, des choses qu'on a peu vues au cinéma, est indiscutable. Tout cela fait que c'est très injuste."

    Jacqueline Audry a beaucoup tourné entre 1945 et 1969, précisément 16 longs métrages en 24 ans, souvent adaptés de livres (Colette et Sartre notamment). Elle a également été la première réalisatrice à faire partie du jury du Festival de Cannes, en 1963.

    Prolifique donc, mais son travail reste méconnu, encore aujourd'hui. "Jacqueline Audry n'a pas eu de chance non plus car elle a fait des films contre lesquels s'est érigée la Nouvelle Vague et c'est quelque chose qu'elle a beaucoup payé, nous explique Véronique Le Bris. On s'aperçoit que tant que les femmes ont une place marginale dans le cinéma, et tant qu'elles restent modestes, on les laisse faire, mais dès lors qu'elles sont plusieurs ou qu'elles ont de l'ambition, les problèmes commencent. Pendant longtemps, les seules femmes adoubées dans la critique étaient celles qui avaient complètement intégré et accepté les codes masculins. Par ailleurs, Jacqueline Audry n'a jamais eu sa maison de production, ce qui fait qu'elle a dû beaucoup lutter pour obtenir des financements."

    Brigitte Rollet, autrice, chercheuse en cinéma et médias au Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines (UVSQ), spécialiste des questions de genre et de sexualité sur petit et grand écrans, lui a consacré une biographie : Jacqueline Audry, la femme à la caméra, sortie il y a 5 ans aux éditions PU Rennes. "C'est sans doute la première cinéaste qui s'est à ce point adressée aux femmes du public dans ses films en permettant une identification très positive. Elle-même est construite et présentée dans la presse de cinéma populaire de l'époque comme une sorte de modèle implicite de « femme qui réussit dans un métier d'hommes », malgré les obstacles qu'elle rencontre", résumait Brigitte Rollet dans les colonnes de Télérama à l'occasion d'un hommage du Festival de films de femmes de Créteil en 2015. 

    Arte.tv a eu la bonne idée de rendre disponible en temps de confinement l'un de ses films les moins méconnus, Olivia, qui appartient au "sous-genre sulfureux du film de pensionnat" comme le formule malicieusement Libération. Le film est disponible gratuitement sur le site de la chaine franco-allemande jusqu'au mois de juillet. L'histoire d'Olivia se passe à la fin du XIXe siècle, dans une pension de jeunes filles près de Fontainebleau. Olivia, une nouvelle venue, se rallie à Mademoiselle Julie, la directrice, et lui voue amour et admiration. De son côté, Mademoiselle Cara, la seconde directrice, est rendue malade par la jalousie... Un film qu'on vous invite à redécouvrir aujourd'hui.

    Ceux qui connaissent Hedy Lamarr, actrice autrichienne qui a fait carrière aux Etats-Unis dans les années 1940 et 1950, se souviennent de ses rôles marquants, comme sa prestation controversée et très remarquée dans Extase ou sa performance dans Samson et Dalila de Cecil B. DeMille. Ils se rappellent surtout sa grande beauté. Pourtant, Hedy Lamarr était bien plus qu'un beau visage : c'était une femme libre, à l'esprit brillant ; actrice, mais aussi productrice de cinéma et inventrice. En 1941, décidée à aider les États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale, elle invente avec son ami le compositeur George Antheil un système de communication secrète pour empêcher que la trajectoire des torpilles sous-marines ne puisse être repérée par l'ennemi. Cette invention révolutionnaire, écartée à l'époque par l'armée américaine, est pourtant à l'origine de nombreuses technologies que l'on utilise tous au quotidien, comme le wifi ou le GPS. 

    Alexandra Dean, réalisatrice du documentaire Hedy Lamarr: from extase to Wifi, confirme qu'elle n'a jamais reçu ni reconnaissance ni compensation financière pour son invention : "Elle a obtenu un prix de l'Electronic Frontier Foundation lorsqu'elle avait environ 80 ans, mais à ce moment-là, elle vivait recluse et ne s'est même pas rendue à la cérémonie de peur que les gens se moquent de son apparence. Hedy a été jugée sur son physique toute sa vie et uniquement pour ça. Elle est morte en 2000 sans que le monde ne sache qu'elle avait inventé les bases des outils de communication que nous utilisons tous les jours."

    Tout au long de sa vie, Hedy Lamarr a beaucoup souffert de savoir que les gens ne s'intéresseraient jamais à qui elle était vraiment. L'idée même qu'elle ait pu être à l'origine de cette invention a été remise en question, notamment par l'historien spécialiste des communications secrètes Robert Price, qui l'a accusée d'être une espionne et de l'avoir plagiée, ainsi qu'on le découvre dans le documentaire. "Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'elle a été confrontée à une telle discrimination en raison de son sexe et de son apparence, commente Alexandra Dean. Robert Price avait pourtant rencontré Hedy de son vivant. Il lui avait demandé si c'était son invention ou celle de quelqu'un d'autre et elle avait répondu : 'Je l'ai fait.' Dix ans plus tard, au moment de transmettre des notes à des confrères, il a effacé cette réponse, simplement parce qu'il ne la croyait pas. Il était un historien respecté et lui, les gens l'ont cru. Voilà comment une femme comme Hedy a vu ses réalisations effacées de l'Histoire."

    Outre Alice Guy, Jacqueline Audry et Hedy Lamarr, des dizaines de femmes de cinéma ont souffert du traitement souvent sommaire et parfois lacunaire que l'historiographie et la critique ont réservé à leur oeuvre. Quelles initiatives, aujourd'hui, peut-on alors envisager pour sauvegarder la mémoire de ces productrices, de ces cinéastes, de ces comédiennes et de leurs accomplissements ?

    "On a l'impression qu'une histoire a été racontée avec des pages arrachées et qu'il faut les remettre, constate Véronique Le Bris. Je travaille spécifiquement sur les femmes, parce que dans le cinéma, le traitement qui leur est réservé est particulièrement défavorable. Idéalement, il faudrait que les hommes autant que les femmes s'y intéressent, mais ils ne le font pas, ou très peu. Je crois qu'il y a une manière différente de faire du cinéma quand on est une femme et un homme et que malgré tout, les critiques, certainement parce que c'est plus facile pour eux de se reconnaître dans un univers qui parle directement à leurs fantasmes et à leur esprit, ne font pas l'effort de se pencher sur une approche différente de la leur et qu'ils méprisent un peu, mais c'est un problème de système. Finalement, c'est passionnant, car tout est à écrire, tout est à créer et on a des possibilités infinies."

    Pour Véronique Le Bris, cela passe d'abord par la répétition : "Assez vite, quand j'ai pris conscience de cela et que j'ai commencé à me renseigner pour la création du Prix Alice Guy, j'ai pensé au Prix Goncourt, et je me suis rendue compte que sans ce prix, sans sa récurrence chaque année, Edmond de Goncourt serait certainement passé aux oubliettes. Je me suis alors dit que peut-être, en en parlant tous les ans, les gens sauraient enfin qui elle est ou se poseraient au moins la question." Et si l'on en croit la journaliste, le plus efficace est encore de leur consacrer des projets qui leur sont spécifiquement dédiés "pour les sortir de l'invisibilisation dans laquelle elles sont plongées" : après 50 femmes de cinéma, le prochain livre de Véronique Le Bris, qui devrait sortir début 2021, reviendra sur 100 grands films de réalisatrices. "Si on les mélange aux hommes, elles sont noyées dans la masse et étouffées par leur présence, le cinéma étant un milieu très masculin", constate-t-elle.

    Un travail de titans, mais primordial pour ne pas oublier ce que ces femmes ont apporté à l'histoire du cinéma : "C'est comme si on s'était laissé endormir peu à peu. Il faut se réveiller, faire un travail de fond, continuer à parler des films de femmes, essayer de mettre en avant leurs contributions, mettre des photos d'elles dans les articles, penser à les interviewer, souligne la créatrice du Prix Alice Guy. Le travail de Jackie Buet et Elisabeth Tréhard sur le Festival de Films de Femmes de Créteil, qui existe depuis 1979, est absolument formidable et on en parle bien trop peu. Ce qu'a fait Agnès Varda, même si elle ne l'a fait que pour elle, devrait changer un peu la donne et ouvrir la voie. Les initiatives du collectif 50/50 sont aussi très importantes. Rebecca Zlotowski et Céline Sciamma sont fédératrices, elles sont devenues incontournables. Plus on sera nombreuses à le faire, mieux ce sera, mais la solution ne va peut-être pas venir de la France, qui est un pays où on reste encore très crispés sur ces questions."

    Aux femmes, donc, de se saisir de leur propre histoire et de l'écrire, tout en l'intégrant dans la grande. "Nous devons regarder l'Histoire différemment, estime Alexandra Dean, la réalisatrice du documentaire sur Hedy Lamarr. Nous devons nous demander : Qui raconte l'Histoire ? Quels sont leurs préjugés ? C'est notre devoir de rechercher toutes celles et ceux qui ont contribué aux grandes inventions et aux grandes réalisations, de les réhabiliter et de les célébrer, quel que soit leur sexe, leur couleur de peau, leur religion ou leur origine."

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